16 ans et toutes ses dents, Seth débarque ! (finieee)

La famille de Seth est pour le moins particulière.

Il est le fruit d’un amour qui avait autrefois uni une Envoleuse pour le moins exceptionnelle et un Mentaï, dont la folie n’avait d’égale que la soif de pouvoir. Parce que sa mère arpentait souvent les routes de l’Empire, ses grands-parents se sont énormément occupés de lui et de son frère jumeau, Morgan, durant leurs premières années. Jusqu’à qu’ils soient tués en même temps que son frère alors qu’il avait tout juste cinq ans.

S’il n’évoque cette épreuve que très rarement aujourd’hui, toutefois, la mort de Morgan a laissé une profonde cicatrice en lui – comme si, en ce jour funeste, une part de lui avait été arrachée pour toujours. Durant de longues années, Atal – son oncle – fut le seul homme de son entourage et il devint un véritable modèle pour le petit garçon qui passait parfois de longues semaines sans voir sa mère, qui ne s’était jamais vraiment remise non plus de la mort de Morgan.

Il avait peut-être dix, ou onze ans, lorsque Gil est entré dans sa vie comme un boulet de canon. Le jeune garçon le considère comme un véritable grand frère et bien qu’il ait été un peu jeune pour comprendre la relation qui unissait l’homme à sa mère – compliquée était, à vrai dire, le seul mot qui lui venait à l’esprit pour la définir – ce qui est certain, c’est qu’il vit sa mère renaître littéralement. Reprendre goût à la vie. A l’aventure. A l’amour. Makeno est né de leur passion et Seth retrouvât le bonheur d’avoir petit compagnon de jeux. Mieux, un petit frère. Seth prit son rôle alors très à cœur et devint protecteur envers cette petite chose, qui ne demandait qu’à vivre au milieu des relations compliquées de sa mère, qui, de son côté, réapprenait finalement à faire confiance et à aimer aux côté d’un Envoleur aux cornes imposantes. Et ces dernières années, Pan était ce qui se rapprochait le plus d’un père non seulement pour Makeno mais aussi un peu pour Seth, qui avait fini par s’habituer à l’absence d’un père, justement.

Seth est également complètement gaga de ses deux petites cousines, Opale et Yzalys, envers qui il a endossé presque tout naturellement le rôle d’un grand frère. Aujourd’hui, Samoan – son père Mentaï – est mort et la famille se réjouit d’un peu de répit, avant que Naïs ne les entraîne dans de nouvelles galères.

Physiquement, Seth a beaucoup hérité de sa mère.

Sa peau naturellement hâlée se dorait littéralement au soleil pour prendre des teintes plus caramel. On le croquerait ce gamin disait autrefois Nwëlla. Ses cheveux en bataille, d’un noir de jais comme ceux de son oncle, étaient éternellement indisciplinés. Ils tiraient parfois sur des nuances plus claires lorsque le jeune homme s’exposait longtemps au soleil, révélant même quelques folles mèches presque blondes, comme un souvenir de son père. Sa mère se plaisait particulièrement à les emmêler encore plus en lui frottant le crâne d’un geste complice, tandis qu’il essayait désespérément de les dompter. Peine perdue ! Ses cheveux noirs et rebelles avaient toutefois l’avantage de lui conférer un air un peu sauvage.

Ses grands yeux dorés – typiques des gens originaires de cette île à l’extrême sud des Alines d’où sa famille était originaire – en avaient déjà fait fondre plus d’une, malgré son jeune âge. Comme deux véritables soleils, ils s’illuminaient lorsqu’il souriait, mais s’assombrissaient littéralement lorsque quelque chose le contrariait. L’or de ses yeux brillait toujours de malice et d’intelligence, mais depuis la mort de son frère jumeau cette petite lueur un peu mélancolique subsistait toujours, lui conférant la même gravité troublante qu’un adulte qui aurait vécu au moins le double de son âge.  

Le jeune homme possèdait également un étrange et puissant pouvoir – et pas des moindres. Son sourire. Si semblable à celui de sa mère, ou de son oncle et sa tante, il pouvait littéralement faire fondre et s’attendrir des guerriers de la trempe de Juhen – et même Nwëlla. Gil avait aussi essayé plus d’une fois de percer son secret. En vain !

De son père, Seth avait toutefois hérité d’une silhouette élancée et d’une carrure relativement impressionnante. Le jeune garçon dépassait tout juste le mètre quatre-vingt-dix et arborait une musculature toute en finesse. Dans les rues, il était donc loin de passer inaperçu. La forme de sa mâchoire, peut-être un peu trop carrée, – et éternellement ombrée d’une barbe naissante qui lui conférait un charme brut et sauvage – était également un souvenir du Mentaï qui avait autrefois aimé sa mère. Depuis peu, un immense dragon à la queue enroulée et aux écailles rouge vives tatouait son dos, depuis son épaule gauche jusqu’au creux de ses reins.  

Le jeune homme appréciait les pantalons de toile sombres en toute circonstance – hiver comme été. Il les préférait largement aux pantalons de cuir à vrai dire, car bien que souple et facile à porter, ce type de vêtement lui tenait vraiment trop chaud. Durant les longs mois d’hiver, il se vêtait généralement d’une simple chemise – un peu trop large pour lui peut-être – surmontée soit d’un tabard aux couleurs sombres, soit de fourrures que lui ramenait Juhen chaque hiver. Il chaussait également d’épaisses bottes fourrées que lui avait ramenées Juhen l’hiver dernier. En revanche, l’été, il tombait assez facilement la chemise, ce qui lui autorisait une certaine liberté de mouvement.

Telle mère tel fils !

Pas étonnant donc que Seth soit une véritable tête de mule capable de s’opposer à de redoutables guerriers de la trempe de sa mère, Nwëlla ou encore Gil. Ni les uns, ni les autres ne l’effraiyaient et il n’hésitait pas hausser le ton pour défendre ses idées : c’est certain, il n’avait pas vraiment la langue dans sa poche, ce qui avait bien failli lui jouer des tours, à plus d’une reprise.  En plus, quand il avait décidé quelque-chose, impossible alors de lui faire changer d’avis. Il faudrait littéralement l’enchaîner pour l’empêcher de faire ce qu’il aura décidé – et encore !

Parce qu’il faut croire que c’est de famille aussi, Seth avait hérité de la tendance de Naïs à s’attirer des ennuis un peu trop souvent. Incroyable casse-cou, il n’avait en effet pas toujours conscience du danger, ce qui explique sans doute qu’il passait la moitié de son temps à frôler les catastrophes. Il suffit de se rappeler comment sa mère avait dû faire preuve d’une inventivité hors du commun pour le sortir des griffes de Driss, avec ses amis, alors qu’il allait avoir onze ans, pour le comprendre. Ou encore comment une fois il s’était perdu dans un quartier mal famé de la capitale, alors que le tournoi battait son plein – il lui avait fallu des heures pour retrouver sa mère et Atal et quelques pirouettes audacieuses pour échapper à des types louches. Et quand il avait été emporté par les flots tumultueux de la rivière Ombre, tandis qu’il avait échappé à la vigilance de sa mère – il devait alors avoir juste six ou sept ans. Qu’il avait failli aussi être empalé par une flèche Raï dans la chaine du Poll, ou littéralement égorgé par un type qui avait surgit dans son dos sans qu’il ne s’en rende compte, alors qu’ils avaient tous envahi l’entrepôt où sa mère avait été retenue prisonnière. Un véritable aimant à catastrophes se lamentait parfois Atal.  

Mais Seth avait beaucoup plus encore hérité de son oncle. Il était en effet d’un naturel plutôt calme et optimiste en toutes circonstances. Son éternelle bonne humeur contrastait d’ailleurs étrangement avec la lueur grave qui persistait dans son regard depuis la mort de son frère jumeau. Peut-être parce qu’il n’avait pas l’habitude de voir pleurer les gens autour de lui – sa mère et Atal par exemple, il ne les avait que très peu vu céder à la tristesse – alors il s’était lui aussi forgé sa carapace indestructible. Son éternel sourire. Son sang-froid incroyable. Ce masque qu’il arborait en permanence dissimulait en fait une blessure qui n’avait jamais vraiment cicatrisé. Mais cela, il fallait le connaître pour le deviner.

Seth était également quelqu’un de très affectueux avec qui il était facile de s’attacher. La perte violente et douloureuse de ses proches avait forgé chez lui un instinct très protecteur envers ceux qu’il aimait. Il suffisait de voir sa relation avec Makeno, ainsi que ses deux petites cousines. Jamais il ne permettrait que du mal leur soit fait. Très à l’écoute également, et loyal, il faisait un ami précieux et plein d’humour.

Seth possède son propre cheval depuis qu’il a douze ans. Sa jument, Tornade – un magnifique pur-sang arabe – l’accompagne à chacun de ses voyages. Depuis peu également, il possède un arc, taillé exprès pour lui, ainsi qu’un poignard dont le manche est incrusté d’ambre qui rappelle la couleur de ses yeux – c’est un cadeau de sa mère pour ses seize ans.

Seul dans les bas quartiers d’Al-Jeit, Seth dépassait quasiment tous les passants d’au moins une ou deux bonnes têtes. De son regard intensément doré, le jeune garçon observait les gens aller et venir d’un pas pressé. D’une oreille distraite, il captait également quelques bribes de conversation. Un peu plus loin, une vieille dame aux yeux malicieux revenait du marché. Elle se plaignait de rhumatismes à une autre femme, indéniablement plus jeune, aux traits tirés par la fatigue que devait sans doute lui causer le bambin pendu à son bras. Amusé, l’adolescent tira la langue au garçonnet qui lui adressa un regard ébahi, cessant momentanément de faire tourner sa mère en bourrique. Fendant la foule, Seth croisa aussi un jeune couple enlacé et la femme arborait fièrement un ventre rond, riche de promesses et de bonheur partagé. Avec ses longs cheveux blonds et son petit air espiègle, le jeune homme lui trouvait une légère ressemblance avec Libertée.

A mesure que Seth s’enfonçait dans les ruelles de la capitale, chaque maison, chaque détail – même le plus insignifiant – devenait de plus en plus familier. Il était né au cœur de ce quartier mal fréquenté et chaque recoin était gravé dans sa mémoire au fer rouge. Ses pas s’arrêtèrent soudain devant une modeste maison à colombages, qui avait toutefois le luxe d’offrir une courette intérieure. Aussitôt, une vague d’images violentes, profondément enfouies dans ses souvenirs, mordit douloureusement ses tripes et il dût se forcer à prendre plusieurs longues inspirations avant de pénétrer dans la cour, exactement là où Makeno avait été enlevé quelques jours plus tôt. Il lui semblait que désormais le temps s’étirait. Comme s’il venait de pénétrer dans une autre dimension. Vide, totalement vide, il voyait défiler devant ses yeux la même scène encore et encore.

Onze ans plus tôt

La porte était entrebâillée et le silence qui planait se faisait lourd et pesant. Quelque chose n’allait pas, c’était évident ! Seth s’accrocha un peu plus fort à la main d’Ainhoa qui referma aussitôt la sienne sur ses petits doigts. Atal se figea un instant avant de faire signe à sa sœur et son neveu de s’arrêter pour rester derrière lui. Dans une position de garde parfaite qu’il avait souvent observé chez Naïs, il s’approcha prudemment de la maison, une main posé sur le poignard à sa ceinture tandis qu’il traversait la courette d’une démarche féline, prêt à bondir au moindre danger. Le jeune homme retenait presque son souffle ; son cœur battait à un rythme fou, probablement de peur de ce qu’il allait découvrir. Il ne voulait pourtant cependant pas imaginer le pire avant de l’avoir constaté. Arrivé sur le seuil de la porte d’entrée en bois massif, Atal s’arrêta un instant, guettant le moindre bruit suspect. Mais seul le silence, grave et inquiétant, lui répondit. Poussant doucement la porte, une scène effroyable s’offrit soudain à ses yeux.

Trois corps gisaient dans leur sang, là, sur le sol de pierre. Il fallut au jeune homme une volonté incroyable pour refouler la vague de nausée qui venait de le prendre aux tripes en reconnaissant les trois cadavres. Non ! Cela ne pouvait être qu’un affreux cauchemar ! La lumière dans le regard vitreux de sa mère avait disparu à jamais. Et le sourire de son père s’était effacé pour laisser place à un rictus horrible figé pour l’éternité. Morgan n’avait même pas été épargné de cette boucherie ! Il avait tout juste cinq ans et avait encore la vie devant lui mais un monstre venait de la lui arracher sans aucune pitié ! Atal déglutit difficilement puis serra les poings de colère avant de tourner brièvement la tête pour croiser le regard de Seth. Aussitôt, l’enfant lâcha la main d’Ainhoa, qui ne le retint pas – elle venait de comprendre à la simple lueur dans le regard de son frère.

Échappant avec agilité à la main de son oncle qui lui barrait le passage, le petit garçon se précipita à l’intérieur de la maison où gisaient les corps sans vie de ses grands-parents et de son frère jumeau. Comme il était pieds nus, le liquide rouge et poisseux imprégna ses pieds d’une couleur morbide. Son regard profondément doré s’était figé sur le corps de Morgan. Dans son esprit, mille questions se succédaient, se bousculant violemment et s’entrechoquant sous son crâne. Seth se jeta alors au sol pour saisir la main de son frère tandis que le sang de Morgan maculait ses genoux. Il le secoua vivement en gémissant comme pour essayer de le réveiller. Mais les petits yeux de son frère jumeau s’étaient fermés pour toujours. Et lorsque Seth se releva pour planter son regard dans celui d’Atal, qui frissonna littéralement devant la lueur soudain grave dans le regard de l’enfant, se fut pour exprimer son incompréhension.

- « Dit, pourquoi ils dorment tous sur le sol ? Pourquoi Morgan ne se réveille pas ? » questionna-t-il avec une innocence toute enfantine qui s’effritait peu à peu au fil des secondes.

La gorge noué, Atal soupira et s’approcha de l’enfant en se grattant le haut du crâne. Comment expliquer à un enfant de cinq ans la brutalité de la mort de ses proches ? Comment expliquer à un petit bonhomme de cinq ans à peine la violence de la scène qui se déroulait sous ses yeux ? Comment faire comprendre à son neveu que son frère jumeau, la personne qui lui était complètement fusionnelle, s’était envolé vers d’autres cieux ? Ces quelques minutes qui défilaient à une lenteur incroyable étaient les plus longues de sa vie. S’agenouillant près de Seth, il le saisit sous les genoux et le souleva sans effort pour capturer ses grands yeux dorés de son regard rassurant malgré la profonde tristesse qui grandissait en lui. Il réfléchissait à toute vitesse, luttait pour trouver des mots afin d’adoucir la violence de cette nouvelle. Ses yeux étaient humides mais avec une force dont il ignorait même la provenance, Atal retint ses larmes devant Seth.

- « Tu sais quoi ? Ils sont juste partis pour un long voyage… » commença-t-il.
- « Et ils reviendront quand ? » le coupa soudain Seth.
- « Ils ne reviendront pas Seth, parce que maintenant c’est impossible pour eux de faire demi-tour » conta Atal en posant un doigt sur la bouche du petit garçon pour l’inviter à écouter son histoire « Mais tu sais quoi ? Je suis certain que là où ils vont, c’est génial ! » continua-t-il, parant son histoire des traits d’une véritable aventure « Par contre, on peut pas y aller, du moins pas pour l’instant. Un jour, je te le promets, on les retrouva dans un endroit fabuleux où ils nous attendront. Il faudra attendre longtemps, jusqu’à ce que tu sois un très vieil homme peut-être » ajouta-t-il d’un ton plus grave.
- « Mais… » le coupa soudain Seth.
- « Je sais, c’est très long, et il va falloir que tu sois patient. Mais, où qu’ils aillent, ils seront toujours là pour veiller sur toi, jamais très loin mais toujours dans l’ombre » rassura Atal « Il faut y aller maintenant » termina-t-il en serrant fort le petit garçon qui s’était finalement muré dans un silence troublant.

Alors qu’Atal s’éloignait, à pas lents, sans un regard en arrière, il sentit les bras de Seth se resserrer avec l’énergie du désespoir autour de son cou. Il ne pleurait pourtant pas et c’en était presque effrayant. Le regard du petit garçon ne quittait pas la porte de bois de cette maison qui avait été la sienne durant de longues et heureuses années. Dans son esprit, chaque recoin de la modeste habitation était désormais gravé au fer rouge dans son esprit, tout comme le sourire de Morgan qui hanterait sa mémoire pour le restant de sa vie.


Presque machinalement, Seth gravit les escaliers qui menaient aux chambres, à la salle de bain et au bureau interdit de Thiméo. Derrière chaque porte, le jeune garçon avait l’impression que Morgan allait surgir d’un moment à l’autre, juste le temps d’un sourire. L’adolescent aurait tout donné pour revoir son frère jumeau ne serait-ce qu’une fois. Une seule fois. Le cœur tambourinant dans sa poitrine, presque à en faire mal, il tourna lentement une poignée. La porte grinça sinistrement lorsqu’il l’ouvrit. Rien n’avait changé dans cette chambre qui lui avait autrefois appartenu. Quoique poussiéreux, tout était resté en l’état. Les lits étaient soigneusement faits – des lits biens faits pour une bonne nuit, c’était un véritable principe chez Louanne. Seuls quelques jouets dépassaient du coffre, disposé juste sous la fenêtre ouverte. Le regard de Seth s’éclaira soudain. Il l’aurait parié : sa mère était passée par-là. S’engouffrant par la fenêtre, il tendit les bras pour attraper la corniche. Il était juste assez grand pour pouvoir se hisser sur le toit sans trop d’efforts. Evidemment, l’Envoleuse l’avait entendu arriver à des kilomètres et elle tourna la tête dans sa direction, comme si elle pouvait réellement le voir. Un bras sous sa tête, elle sourit à son fils qui vint s’allonger près d’elle en silence. Refermant sa grande main sur celle de sa mère, l’adolescent l’admira longuement : elle était vraiment belle, ainsi perdue dans ses pensées.

*

Seize ans plus tôt

La jeune femme se mordit la lèvre jusqu’au sang pour tenter de juguler la douleur qui lui déchirait littéralement les entrailles. Elle avait fermé les yeux pour retenir ses larmes qui menaçaient de creuser de longs sillons sur ses joues. Les voix qui lui parlaient lui semblaient désormais étrangement lointaines ; mais les mains qu’elle broyait dans les siennes étaient bien réelles en revanche. Une nouvelle contraction tendit son gros ventre et elle rejeta la tête en arrière, incapable de retenir un hurlement rauque cette fois-ci. Elle pouvait les sentir. Deux petits êtres qui ne demandaient qu’à goûter à la vie. Instinctivement, elle ouvrit un peu plus les jambes – elle sentait clairement la tête du premier glisser lentement dans son vagin, il ne lui manquait plus grand chose – et s’appuya sur ses coudes, aidée de son frère qui lui murmurait des choses rassurantes à l’oreille mais qu’elle ne parvenait plus à comprendre. Complètement essoufflée, la jeune femme rassembla toutefois ses forces et poussa longtemps alors qu’une puissante contraction la faisait se cambrer.

Un premier cri déchira la brume qui l’enveloppait tandis que Sen annonçait fièrement qu’il s’agissait d’un petit homme. Soupirant, presque vidée, la jeune Envoleuse s’autorisa un instant de répit. Et il ne fut que de courte durée. Alors qu’elle reprenait tant bien que mal son souffle, une violente contraction lui arracha un nouveau gémissement. Cette fois, elle ne put retenir les larmes qui lui brûlaient les yeux depuis une éternité. Elle sera un peu plus fort ces mains qui la soutenaient et puisa dans ses dernières volontés pour offrir un ultime effort à son enfant. Un nouveau cri s’éleva dans l’atmosphère avant que la jeune femme, vidée, épuisée et essoufflée comme une forge, ne s’abandonne peu à peu à la faiblesse qui s’emparait lentement d’elle. Son murmure éraillé fut tout juste perceptible.

- « Seth… Morgan… »

Seth et Morgan étaient nés. Ils prenaient avidement leurs premières respirations. Goûtaient à leurs premières minutes de vie. Leurs cœurs battaient à l’unisson dans une harmonie parfaite, pure et magique. Ils étaient jumeaux. Et rien ne devrait jamais les séparer !

*

Le soupir de sa mère n’échappa pas à Seth et, instinctivement, il pressa un peu plus sa main entre ses doigts. Tous se plaisaient à dire qu’avec Naïs rien ne paraissait jamais simple ; en réalité, et le jeune garçon le savait mieux que personne, elle se débrouillait pour vivre avec de profondes et douloureuses cicatrices. C’était sûrement pour cette raison qu’ils pouvaient se passer de mots pour se comprendre l’un et l’autre. Pourtant l’adolescent rompit le silence qui les unissait.

- « Ils me manquent aussi, tu sais » murmura-t-il.
- « J’ai l’impression que leur présence emplit encore ces murs » confia Naïs « Toi, tu as quelque-chose à me dire » devina-t-elle, tournant la tête vers son fils.

Un instant décontenancé, Seth écarquilla les yeux de surprise. Il n’avait encore rien dit et pourtant sa mère avait immédiatement pressentie qu’il devait lui faire part d’une décision importante. Il avait toujours supposé qu’il s’agissait d’une sorte de sixième sens et il espérait secrètement de pouvoir un jour en percer le secret. S’éclaircissant la voix, le jeune garçon se redressa.

- « Man’, j’accompagne Atal à Al-Chen » avoua-t-il d’une voix grave.
- « Ah oui ? Pourquoi ? » questionna Naïs en haussant un sourcil.
- « Eh bien » commença l’adolescent en se grattant l’arrière du crâne « Je veux tracer ma propre route. Je viens d’avoir seize ans et après tout ce qu’on a vécu, surmonté, toi et moi, j’ai envie de découvrir d’autres horizons. D’arpenter l’empire, comme toi. De goûter à l’aventure et à la liberté. Et tu me connais assez pour savoir que même si tu n’es pas d’accord, je le ferai quand même » annonça-t-il en retenant presque sa respiration.

L’Envoleuse soupira longuement avant de se redresser à son tour.

- « Qu’est-ce que tu espères trouver à Al-Chen ? » demanda-t-elle.
- « Les Marchombres » murmura Seth en déglutissant avec difficulté.

Les secondes qui suivirent furent les plus longues de sa vie. Le silence céda au rire nerveux de sa mère et le jeune garçon fronça un instant les sourcils.

- « C’est bon ! Tu m’as bien eu Seth ! Elle n’est pas drôle ta blague ! »
- « Je n’ai jamais été plus sérieux Man’ ! » répliqua aussitôt Seth.

Le silence s’abattit de nouveau entre eux ; Naïs cligna plusieurs fois des yeux, complètement déstabilisée, tandis que Seth, mal à l’aise, se tortillait sur lui-même. C’était la décision la plus importante de sa vie et il espérait vraiment que sa mère comprenne qu’il prenne un chemin différent d’elle.

- « Enfer, Seth ! Les Marchombres ! Tu ne peux pas être sérieux ?! » soupira l’Envoleuse en se massant les tempes.
- « Ecoute Man' » reprit le jeune garçon d’un ton rassurant « Toute ma vie se résume à un bordel sans nom, pour ne pas dire un chaos total. J’ai besoin de savoir qu’il existe autre chose que le chaos justement, et que la vie peut être plus sereine » argumenta-t-il, trouvant les mots justes « Eh, tu ne pleures pas quand même ? »
- « Non » répliqua Naïs en s’essuyant les yeux d’un revers de bras.
- « T’as toujours été une très mauvaise menteuse ! » plaisanta Seth un instant « Mais tu sais, ce n’est pas parce que je pars à l’aventure que je vais cesser de t’aimer. Ne t’avise jamais d’en douter ! Toi et moi, c’est pour la vie » affirma le garçon d’un ton plus grave, mais rassurant.

Enlaçant tendrement sa mère qui souriait désormais à travers ses larmes, Seth ne regrettait pourtant pas sa décision. Il ressentait ce besoin, au fond de lui, de trouver un nouvel équilibre. Il ne serait certainement jamais parti sans savoir que sa mère ne serait pas seule à l’avenir. Il vouait une confiance aveugle à Pan pour veiller sur sa mère et l’aider à se reconstruire. Il savait aussi assez que Gil ne serait jamais loin non plus, malgré toutes les protestations de Lib. Il n’était pas inquiet le moins du monde.

Trois ans plus tôt

La brise marine atténuait agréablement la chaleur. Seth suivit du regard sa mère qui s’éloignait d’une démarche féline. Vers la plage, où Pan s’était isolé depuis de longues minutes à présent. L’adolescent fronça un instant les sourcils, avant de croiser le regard d’Atal. Il soupira, songeant que s’il n’avait jamais eu de père, Makeno méritait d’avoir ce luxe. Et à ses yeux, Pan pouvait parfaitement endosser ce rôle – Seth s’amusait d’ailleurs souvent de la manière dont l’Envoleur aux cornes observait sa mère avec ce petit air béat. C’était plutôt la réaction de sa mère qu’il craignait ; trop souvent blessée par des hommes qu’elle aimait, ou avait aimé de toute son âme, elle s’était forgé une sorte de carapace qui commençait à se fissurer peu à peu. La voix de son oncle le tira brusquement de ses pensées.

- « A quoi penses-tu ? » demanda-t-il d’une voix douce en posant une main sur son épaule.
- « A Maman » commença-t-il avant de s’interrompre quelques secondes « Tu crois qu’elle arrivera à lui faire vraiment, totalement confiance ? A Pan, je veux dire » s’inquiéta-t-il.
- « Si tu veux mon avis, elle est totalement accroc à lui déjà » plaisante Atal sur un ton léger.
- « Ouais, mais c’est différent, nan ? » questionne de nouveau le garçon.
- « Ecoute » souris Atal en serrant son neveu contre lui d’un geste complice « J’ai entièrement confiance en ta mère, elle a juste… besoin de temps… » le rassura-t-il finalement en ébouriffant ses cheveux indisciplinés « Maintenant, le dernier à la mer est une bouse de Raï puante » le défia-t-il en filant comme une flèche.
- « Eh ! Tu prends de l’avance ! Tu triches ! » s’esclaffa alors Seth en partant à la poursuite de son oncle.

Atal laissa finalement gagner son neveu et ensembles, ils restèrent un moment à s’amuser dans les eaux limpides et turquoise du lagon. Ils profitèrent de moments de paix et d’insouciance précieux qui ne dureraient pas toujours. Loin de la réalité, dans un décor paradisiaque, ils savouraient quelques instants de bonheur.


Rompant la première leur étreinte, Naïs ébouriffa les cheveux de son fils d’un air espiègle, les emmêlant qu’ils ne l’étaient déjà. Leurs rires se mêlèrent un instant.

- « J’ai toujours su que ce jour viendrait trop tôt : après tout, t’es bien le fils de ta mère ! » plaisanta l’Envoleuse.

*

Douze ans plus tôt

Dans un vacarme de cris et de rires les deux petits garçons se précipitèrent dans la cour de leur modeste maison où leur mère était occupée à préparer son cheval, comme à chaque fois avant d’entamer un long voyage. L’un comme l’autre l’avaient senti quelques jours auparavant, ce qui expliquait sûrement pourquoi ils étaient aussi infernaux. Comme Naïs allait bientôt reprendre la route, les cris, les pleurs et les caprices étaient les seuls moyens pour Seth et Morgan de manifester leur mécontentement empreint d’une profonde tristesse de voir leur mère partir sans eux. Les deux garçonnets coururent quelques instants en riant bruyamment autour de l’Envoleuse et d’Océan qui souleva un sabot en soupirant longuement. Une caresse légère prodiguée par sa maîtresse suffit à calmer l’étalon presque instantanément. Arrêtant sa course, Seth s’accrocha soudain à la jambe droite de sa mère tandis que Morgan se pendait à sa main gauche.

- « Dis Maman, tu vas où ? » demanda-t-il en levant ses grands yeux dorés, intenses de curiosité, vers Naïs qui sourit tendrement.
- « Là où les neiges éternelles côtoient le bleu azur du ciel » commença-t-elle, en s’agenouillant avec délicatesse « Les légendes racontent qu’un puissant dragon hante ces montagnes et veille sur la frontière du nord » ajouta la jeune femme alors que le regard des deux enfants s’illuminait littéralement « C’est loin, très loin. Mais je reviendrai vite » promit-elle finalement en effleurant les joues de Seth et Morgan d’une douce caresse.
- « Je peux venir avec toi ? »
- « Non Morgan » rit un instant l’Envoleuse « Tu es trop petit »
- « C’est pas vrai, j’ai 4 ans ! » répliqua le petit garçon avec une moue boudeuse.
- « Tu nous emmèneras un jour avec toi ? »
- « Un jour, oui » affirma la jeune femme avant d’attraper les deux enfants sous les genoux en riant tandis qu’ils s’accrochaient à son cou « Mais pour le moment, c’est l’heure de dormir »

Seth et Morgan dans chaque bras, l’Envoleuse disparut dans la maison tandis que la petite courette résonnait encore des rires joyeux des deux enfants.


- « Je suis fière de toi Seth – je l’ai toujours été et le serai toujours, quoi tu fasses » ajouta Naïs en se mordant la lèvre inférieure « Quand partez-vous ? » demanda-t-elle en repoussant une vague d’émotions intenses qui menaçaient de la submerger à nouveau.
- « Demain matin, Atal voudrait retrouver Nwëlla et Yzalys rapidement… » avoua Seth, un peu ému lui aussi.
- « Je te préviens, je veux un oiseau tous les quinze jours ! Et ce n’est pas négociable, si tu ne veux pas que je retourne l’Empire pour te botter les fesses » prévint Naïs d’un ton extrêmement sérieux.
- « Man’ ! » protesta l’adolescent d’un ton faussement agacé « C’est promis ! Dis ? »
- « Quoi ? »
- « Ça serait marrant que Lib soit mon maître non ? » plaisanta le jeune garçon.
- « Je ne répondrai pas à cette provocation » répliqua l’Envoleuse d’un air renfrogné.

Parce qu’il s’attendait à une telle réaction de la part de sa mère devant une telle possibilité, Seth s’esclaffa, bientôt imité par Naïs. Sa vie prenait un cours nouveau, et il était tout excité rien que d’y penser. Le vent avait tourné. L’adolescent était déterminé à prendre sa revanche. Libre et fier, forgé par une histoire qui l’avait rendu plus fort, plus sage, il tracerait son chemin, équilibre parfait entre chaos et harmonie.